Ihr Browser ist veraltet. Bitte aktualiseren Sie auf Edge, Chrome, Firefox.

Lieux mort-vivants du graff en Suisse

Enjeux et défis subculturels d’une reconnaissance patrimoniale institutionnelle

Expression de la culture urbaine globale et de la transgression, la pratique du graff interroge la possibilité de patrimonialiser ses lieux emblématiques. La reconnaissance populaire et institutionnelle croissante soulève un ensemble d’enjeux complexes.

 

Le graffiti contemporain, en particulier la pratique du graff (graffiti writing ou writing), apparu à la fin des années 1960 au nord des États-Unis, constitue aujourd’hui l’une des formes d’expression populaires les plus visibles de la culture urbaine globale et de la transgression (Bofkin, 2014). À la fois souterraine, hétéroclite, réfractaire, subversive, polyphonique, mais avant tout profondément éphémère et ancrée in situ, la pratique du graff interroge la possibilité de patrimonialiser les spots emblématiques qu’elle investit, c’est-à-dire les lieux morts-vivants du writing chargés de mémoires et de savoirs en tension, à la fois effacés, persistants et hantés par leur propre disparition.

La « communauté imaginée » (Anderson, 2016) des writers, fédérée autour d’une pratique aujourd’hui fortement globalisée et numérisée, tout comme les marques et les traces visibles ou invisibles (Ingold, 2007) que les adeptes laissent dans et sur la ville, ici comme ailleurs, témoignent d’une forme de survivance (sub-)culturelle autant précaire que persistante. Ce phénomène relève ainsi d’une dynamique mémorielle urbaine digne de curiosité sur le plan ethnogéographique et ethnogéohistorique, perspectives à partir desquelles s’inscrit cette contribution. Pour ses protagonistes, le monde du graff, sa pratique contextuelle controversée comme son histoire « amnésique » (Tadorian, 2008), incarne une subculture translocale/transnationale enracinée dans des réseaux d’adeptes locaux, et animée par une sociabilité, une spatialité, une historicité et une réflexivité propres. Les writers y reconnaissent l’expression d’une tradition scripturale et figurative à la fois vivante, originale et authentique, mais vulnérabilisée et menacée de disparition, d’altération ou de désaffiliation subculturelle.

Ancien hall of fame, le tunnel BTI à Bienne est désormais un des lieux « morts-vivants », qui existent uniquement dans l’imaginaire géographique de quelques témoins et protagonistes du monde du graff. © Marc Tadorian

Reconnaissance croissante

Au-delà des débats médiatiques récurrents opposant art et vandalisme, les formes d’expression culturelle controversées incarnant cette tradition connaissent une reconnaissance populaire et institutionnelle croissante. Cette légitimation progressive se manifeste notamment par la présence accrue du graff dans les domaines de la recherche en sciences sociales et histoire de l’art, dans les galeries et expositions d’art contemporain et tout comme les musées qui lui sont désormais spécifiquement consacrés ainsi que par l’attention que lui accorde désormais les politiques culturelles municipales ici et ailleurs (Vaslin, 2021).

L’élargissement de cette reconnaissance soulève un ensemble d’enjeux complexes. Il interroge les conditions, défis et limites liés à sa documentation, son archivage, son inventaire, sa muséification de même qu’à son investigation ethnographique. Cet nouvel intérêt invite à une réflexion critique sur les modalités d’intégration des lieux de mémoire/savoir morts-vivants du graff dans le circuit patrimoniale. Plus en profondeur, il s’agit de penser les conditions de possibilité d’une patrimonialisation institutionnelle fondée sur des dynamiques participatives et collaboratives, garantissant le respect des codes, valeurs, intérêts, controverses, attentes et aspirations propres aux protagonistes des subcultures concernées.

 

Deux études de cas

Partant de pistes ouvertes issues de plusieurs recherches (auto)ethnographiques antérieures (Tadorian, 2009 et 2021) et du prolongement d’une première réflexion inspirée par le sujet A future for whose past ? (Glauser et al., 2025) et de l’exposition Von Pflege, Wert und Denkmal : For What It’s Worth (5.9.2025) (Tadorian et Wyss, 2025), cette contribution propose d’explorer ces enjeux en partant de deux études de cas suisses et internationaux révélateurs. Reconnu pour avoir contribué à forger dès les années 1980 la renommée d’auteures et auteurs de graff venus de toute l’Europe, le premier renvoie au légendaire hall of fame illégal de la Basel line qui est aussi l’un des spots suisses les plus célèbres du pays. Le deuxième spot fait référence au tunnel BTI situé sous les quais de la gare de Biel/Bienne, un ancien hall of fame plus discret, aujourd’hui effacé du paysage urbain local, mais conservé dans les mémoires des writers-locaux issus des générations plus anciennes. Ce spot, « mort-vivant », qui existe désormais uniquement dans l’imaginaire géographique de quelques témoins, est particulièrement intéressant parce qu’il invite à interroger la légitimité ou non des projets de patrimonialisation d’entité subculturels « revenantes » (de Certeau et al., 1984), que certains protagonistes préfèrent ne pas médiatiser ni partager en dehors de leur cercle intime.

 

Altérés ou disparus du paysage urbain, de nombreux spots du graff continuent de vivre dans des collections de photos. Tunnel BTI à Bienne, photo datant de 1990. © Olivier Rossel

À travers ce cas d’étude, la « spotographie » ou mieux encore la « zombographie » évoquée ici questionne son véritable enjeu : penser la vie après la mort des lieux, et la manière dont leurs fantômes continuent d’agir sur les témoins qui les gardent encore en eux.

Bibliographie

Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London, 2016 (édition révisée).

Lee Bofkin, Concrete Canvas. How Street Art Is Changing the Way Our Cities Look, London, 2014.

Michel de Certeau, Luce Giard, Pierre Mayol, « Les revenants de la ville », in : Michel de Certeau, Luce Giard, Pierre Mayol, L’invention du quotidien : tome 2 – habiter, cuisiner, Paris, 1984, pp. 189-201.

Julien Glauser, Jérôme Heim, Alan Maag, Marc Tadorian, Helen Wyss, « Spot », in : A Future for Whose Past? A Guidebook, Zurich, 2025, pp. 264-293.

Tim Ingold, Lines: A Brief History, London, 2007.

Marc Tadorian, « Graffiti-writing : à propos d’un fragment de ville-musée amnésique », contribution à l’exposition La marque jeune, Musée d’ethnographie, Neuchâtel, 28.06.2008 – 01.03.2009.

Marc Tadorian, Warriorz : graffiti-writing, spatialité et performances à Bienne, Neuchâtel, 2009.

Marc Tadorian, Sur la piste des « chasseurs-braconniers » de trains : regard (auto-)ethnogéographique sur la spatialité des adeptes du graffiti-trainwriting en Europe, thèse de doctorat, Université de Neuchâtel, 2021.

Marc Tadorian, Helen Wyss, « Zombographie. Post-mortem-Gedenken an einen untoten Ort/Remembrance of an undead place from beyond the grave », contribution à l’exposition Von Pflege, Wert und Denkmal: For What It’s Worth, ZAZ Bellerive – Zentrum Architektur Zürich, 05.09.2025 – 18.01.2026.

Julie Vaslin, Gouverner les graffitis, Grenoble, 2021.